L'époque de ma première
communion approchait, moment où l'on décidait dans la famille de l'état futur de
l'enfant. Cette cérémonie religieuse remplaçait parmi les jeunes chrétiens la
prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand était venue
assister à la première communion d'un fils qui, après s'être uni il son Dieu,
allait se séparer de sa mère.
Ma piété paraissait sincère ;
j'édifiais tout le collège ; mes regards étaient ardents ; mes abstinences répétées
allaient jusqu'à donner de l'inquiétude à mes maîtres. On craignait l'excès de
ma dévotion ; une religion éclairée cherchait à tempérer ma ferveur.
J'avais pour confesseur le
supérieur du séminaire des Eudistes, homme de cinquante ans, d'un aspect rigide.
Toutes les fois que je me présentais au tribunal de la pénitence, il
m'interrogeait avec anxiété.
Surpris de la légèreté de mes
fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d'importance des
secrets que je déposais dans son sein. Plus le jour de Pâques s'avoisinait,
plus les questions du religieux étaient pressantes. « Ne me cachez-vous rien ?
» me disait-il. Je répondais : « Non, mon père : — N'avez-vous pas fait telle faute
? — Non, mon père. » Et toujours : « Non, mon père. » Il me renvoyait en
doutant, en soupirant, en me regardant jusqu'au fond de l'âme, et moi, je
sortais de sa présence, pâle et défiguré comme un criminel.
Je devais recevoir l'absolution
le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en prières, et à lire
avec terreur le livre des Confessions mal faites.
Le mercredi, à trois heures
de l'après-midi, nous partîmes pour le séminaire ; nos parents nous
accompagnaient.
Tout le vain bruit qui s'est
depuis attaché à mon nom n'aurait pas donné à madame de Chateaubriand un seul
instant de l'orgueil qu'elle éprouvait comme chrétienne et comme mère, en
voyant son fils prêt à participer au grand mystère de la religion.
En arrivant à l'église, je me
prosternai devant le sanctuaire et j'y restai comme anéanti. Lorsque je me levai
pour me rendre à la sacristie, où m'attendait le supérieur, mes genoux
tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du prêtre ; ce ne fut que de la
voix la plus altérée que je parvins à prononcer mon Confiteor.
« Eh bien, n'avez-vous rien oublié
? » me dit l'homme de Jésus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions
recommencèrent, et le fatal non, mon père, sortit de ma bouche. Il se
recueillit, il demanda des conseils à Celui qui conféra aux apôtres le pouvoir de
lier et de délier les âmes. Alors, faisant un effort, il se prépare à me donner
l'absolution.
La foudre que le ciel eût
lancée sur moi m’aurait causé moins d'épouvante, je m'écriai : « Je n’ai pas tout
dit ! » Ce redoutable juge, ce délégué du Souverain Arbitre, dont le visage
m'inspirait tant de crainte, devient le pasteur le plus tendre ; il m embrasse et
fond en larmes. « Allons, me dit-il, mon cher fils, du courage ! »
Je n'aurai jamais un tel
moment dans ma vie. Si l'on m'avait débarrassé du poids d'une montagne, on ne
m'eut pas plus soulagé : je sanglotais de bonheur. J'ose dire que c'est de ce
jour que j'ai été créé honnête homme ; je sentis que je ne survivrais jamais à un
remords : quel doit donc être celui du crime, si j'ai pu tant souffrir pour
avoir tu les faiblesses d'un enfant ! Mais combien elle est divine cette
religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facultés !
Quels préceptes de morale
suppléeront jamais à ces institutions chrétiennes ?
Le premier aveu fait, rien ne
me coûta plus : mes puérilités cachées, et qui auraient fait rire le monde, furent
pesées au poids de la religion. Le supérieur se trouva fort embarrassé ; il
aurait voulu retarder ma communion ; mais j'allais quitter le collège de Dol et
bientôt entrer au service dans la marine. Il découvrit avec une grande
sagacité, dans le caractère même de mes juvéniles) tout insignifiantes qu'elles
étaient, la nature de mes penchants ; c'est le premier homme qui ait pénétré le
secret de ce que je pouvais être. Il devina mes futures passions ; il ne me
cacha pas ce qu'il croyait voir de bon en moi, mais il me prédit aussi mes maux
il venir. « Enfin, ajouta-t-il, le temps manque à votre pénitence ; mais vous
êtes lavé de vos péchés par un aveu courageux, quoique tardif. »
Il prononça, en levant la
main, la formule de l'absolution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne fit
descendre sur ma tête que la rosée céleste ; j'inclinai mon front pour la recevoir
; ce que je sentais participait de la félicité des anges. Je m'allai
précipiter, dans le sein de ma mère qui m'attendait au pied de l'autel. Je ne
parus plus le même il mes maîtres et à mes camarades ; je marchais d'un pas
léger, la tête haute, l'air radieux, dans tout le triomphe du repentir.
Le lendemain, jeudi saint, je
fus admis il cette cérémonie touchante et sublime dont j'ai vainement essayé de
tracer le tableau dans le Génie dit Christianisme. J'y aurais pu retrouver mes
petites humiliations accoutumées : mon bouquet et mes habits étaient moins
beaux que ceux de mes compagnons ; mais ce jour-là tout fut à Dieu et pour
Dieu. Je sais parfaitement ce que c'est que la Foi : la présence réelle de la
victime dans le saint sacrement de l'autel m'était aussi sensible que la
présence de ma mère à mes côtés. Quand l'hostie fut déposée sur mes lèvres, je
me sentis comme tout éclairé en dedans. Je tremblais de respect, et la seule
chose matérielle qui m 'occupât était la crainte de profaner le pain sacré.
Le pain que je vous propose sert
aux anges d'aliment, Dieu lui-même le compose de la fleur de son froment. (RACINE.)
Je conçus encore le courage
des martyrs ; j'aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou
au milieu des lions. J'aime à rappeler ces félicités qui précédèrent de peu
d'instants dans mon âme les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux
transports que je vais peindre ; en voyant le même cœur éprouver, dans
l'intervalle de trois ou quatre années, tout ce que l'innocence et la religion
ont de plus doux- et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus
séduisant et de plus funeste, on choisira des deux joies ; on verra de quel
côté il faut chercher le bonheur et surtout le repos.
Mémoires d’Outre-Tombe,
François-René de Chateabriand, Garnier Frères, Libraires-Éditeurs, Paris, 1899,
pp. 102 – 106
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