En 1881, M.
l'abbé Schroeder, professeur de philosophie au séminaire de Saint-Front, a
prononcé un discours brillant au Congrès Catholique allemand, sur la perte de
liberté du Pape, à la suite de la perte du pouvoir temporel du Souverain
Pontife, le 20 septembre 1870.
Plus que jamais,
s'est écrié l'orateur, le Vicaire de Jésus-Christ gravit le chemin du Calvaire.
Les droits sacrés du Saint-Père sont foulés aux pieds, on lui a pris ses biens,
on lui a enlevé la liberté, il est prisonnier. Je ne parle naturellement pas de
ces prérogatives spirituelles que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même a
confiées directement, par sa parole divine et indéfectible, au Prince des
apôtres et à tous ses successeurs. Depuis dix-huit siècles, l'irréligion,
l'hérésie, la fureur des tyrans, la haine du nom chrétien ont en vain réuni
tous leurs efforts pour ébranler ces droits divins ; il est toujours debout,
inébranlable au milieu des flots et des tempêtes, jusqu'à la fin des temps.
Mais je parle
d'autres droits qui, pour n'être pas basés sur la parole immédiate, positive du
divin Sauveur, n'en sont pas moins liés intimement au libre exercice des droits
et des devoirs spirituels du Saint-Siège, je parle du droit qu'a le chef de
l'Eglise à la liberté et à l'indépendance. La révolution, l'ennemie implacable
de l'Église, en Italie comme partout ailleurs, a perfidement attaqué, battu en
brèche, et, pour autant qu'elle a pu, anéanti ces droits imprescriptibles. Les
enfants de l'Église ont donc le devoir sacré de se lever partout pour la
défense de ces droits du Saint-Siège violés.
Que les grands de
ce monde soient assez aveuglés pour méconnaître leurs propres intérêts, pour
applaudir aux faits accomplis ; qu'ils refusent au Souverain-Pontife, au
Pape-Roi vilipendé, volé, emprisonné, je ne dis pas un régiment de soldats,
mais jusqu’à l'appui d'une démarche diplomatique, jusqu'à la consolation d'une
parole de compassion — c'est leur affaire; nous, les enfants de l'Église, nous
ne devons pas nous borner à regretter ces crimes, ce ne serait pas de la piété
filiale, ce serait de la forfaiture, et si nous ne pouvons protéger le Pape par
la force de nos bras, écrivains catholiques, vous lui devez le secours de votre
plume, orateurs, de votre voix, tous sans distinction, le concours d'un cœur
dévoué.
Les catholiques
reconnaissent dans le pouvoir temporel du Pape l'œuvre de la Providence divine
: les peuples et les princes chrétiens, en assurant à la Papauté la dignité et
la place qui lui revient au milieu des nations, n'ont été que les instruments
de la Providence. A nos yeux le Pape-Roi est le roi le plus légitime du monde.
(Applaudissements.) Ses titres à la royauté sont plus nombreux, plus justes,
plus sublimes que ceux de n'importe quel autre monarque. Cette œuvre n'a pas
été créée par la main de l'homme, c'est Dieu qui l'a faite. A « Domino factum
est istud et est mirabile in oculis nostris ». C'est pourquoi nous déclarons
avec Pie IX, que le pouvoir temporel du Pape est pleinement compatible avec la
plénitude du pouvoir spirituel : entre catholiques il ne peut pas y avoir de
différence d'opinion là-dessus.
Jetons un coup d'œil
sur la situation politique et religieuse du monde entier. Plus que jamais la
différence de langues et de mœurs se manifeste dans la divergence de vues
politiques, dans la jalousie toujours croissante des nations entre elles ; les
lois sont hostiles â l'Église ou du moins elles ne sont plus imprégnées de
l'esprit chrétien ; les ennemis de l'autel sapent la base des trônes. En face
de cette triste situation du monde chrétien, le grand Pape a eu bien, raison de
répondre « Non possumus, » nous ne pouvons nous courber sous la domination de
ces pouvoirs hostiles ; nous déclarons avec lui « que, dans les temps actuels,
le pouvoir temporel du Pape est non seulement utile, mais moralement nécessaire
à l'indépendance de l'Eglise, » (bravos) nécessaire, car l'Eglise n'a pas
seulement le droit de vivre, elle a aussi le droit d'être libre.
Elle n'a pas
seulement le droit de se cacher dans les Catacombes, de par la grâce d'un
questeur ou d'un commissaire de police, elle a aussi le droit de montrer à
toutes les nations sa beauté, sa force, sa dignité ; elle n'a pas seulement le
droit de passer devant les palais des grands, couverte de haillons, tendant la
main comme une mendiante pour obtenir un secours, elle a le droit de se montrer
à la société comme une reine,: bénissant et donnant des ordres ; de traverser
les nations, ornée du diadème que son époux, le Roi des rois, lui a posé sur le
front quand il l'épousa sur la croix, au prix de son sang.
Mais la
révolution a aussi son « non possumus, » un « non possumus » satanique. Elle a
juré une haine implacable, une guerre sans trêve ni merci au Pape, parce qu'il
est le plus ancien boulevard de l'autorité. L'or anglais, la trahison d'un
Napoléon, la perfidie et l'insatiable cupidité piémontaise ont amené les
troupes d'un roi soi-disant galant homme, sur les corps des héros de
Castelfidardo, dans les provinces du Saint-Siège, et quelques années après, nos
victoires ont enfin offert à ce gouvernement l'occasion tant désirée de
s'emparer de la Ville-éternelle avec les moyens moraux que l'on sait, avec les
canons de Cadorna et les bombes de Bixio.
Le 20
septembre1870 les derniers champions des droits sacrés de la papauté et de
l'humanité ont versé leur sang pour la cause la plus sainte ; la brèche de la «
Porta Pia» a frayé le passage aux flots envahissants de bataillons fratricides
; jour néfaste qui restera une honte éternelle pour l'Italie â qui le Seigneur
a confié son Vicaire, jour de deuil pour la Ville Éternelle et le monde, jour
de douleur immense pour le plus aimable des Pères et le meilleur des Rois, jour
de souvenirs poignants, pour tous ceux qui ont été les témoins des horreurs par
lesquelles la politique de notre siècle a imprimé sur son front le signe du
parricide.
Du haut du Vatican, Pie IX bénit pour une dernière fois ces braves qu'au milieu de vociférations infâmes, on avait conduit prisonniers sous ses fenêtres ; pour une dernière fois ces braves et nobles volontaires levèrent les regards vers ce Père vénéré, ce vieillard angélique : — un cri déchirant, un adieu navrant retentit, pénétra jusque dans les appartements du Vatican : le crime était accompli, Pie IX était prisonnier.
Déposons une
couronne sur la tombe des héros qui, à Castelfidardo, à Mentana, à la « Porta
Pia » ont arrosé de leur sang le rocher de Saint-Pierre, consacrons-leur une
larme, une prière, un souvenir éternel. C'est le sang de martyrs, et les anges
le recueillent pour le jour de la vengeance ; c'est un sang innocent et ce sang
crie vengeance ! Il viendra le jour de la vengeance ! « Exorietur ex ossibus
ultor » ! Les ossements des victimes feront se lever des vengeurs, oui, des
centaines de vengeurs, que dis-je, des milliers, des centaines de milliers de
vengeurs pour réclamer des descendants de Caïn le sang des frères chrétiens !
Pie IX était
prisonnier, Léon XIII, son grand successeur, est toujours prisonnier. Une
presse éhontée a le front de plaisanter sur les prétendues chaînes du Vatican ;
l'apôtre Thaddée nous a appris ce que nous devons penser de cette espèce
d'êtres dévergondés : « Quaecumque ignorant, blasphémant, et in iisquoe velut
bruta animalia norunt, corrumpuntur ». Il est regrettable, il est honteux qu'il
y ait des catholiques assez coupables pour payer de leur argent une presse qui
répand sa bave immonde sur leur Père commun, qu'il y ait des catholiques assez
bénins et ignorants pour hausser les épaules quand on leur parle de la
captivité du Pape, parce que les chaînes de saint Pierre reposent encore à
Saint-Pierre-ès-liens et que le Vatican avec ses nombreux appartements ne
ressemble pas â la prison Mamertine.
Oui, le Pape est
prisonnier ! Jugez-en Vous-mêmes. Pie IX l'a déclaré à différentes reprises,
aux cours de l'Europe et au monde entier ; il y a quelques semaines seulement
que Léon XIII a renouvelé les protestations de Pie IX, en communiquant aux
cours de l'Europe, dans une note officielle, la déclaration que voici :
« Maintenant il
est clair, il est évident pour tout le monde, que Nous sommes prisonniers dans
Notre propre palais. » Donc, il est vrai, le Pape est prisonnier, car s'il en
était autrement nous serions forcés de dire que Léon XIII ment, je ne dis pas
impudemment, mais d'une manière ridicule. Pour des menteurs, messieurs, il y en
a bien à Rome, mais point au Vatican.
Le Saint-Père est
prisonnier, d'abord, parce qu'il est privé de sa liberté, comme chef de
l'Église ; qu'il ne peut gouverner l'Église en toute liberté, qu'il n'a pas
même la liberté de communiquer avec ses enfants.
Ensuite, quelle
est sa sûreté personnelle ? Peut-il se montrer dans les rues de Rome ? Comment
? Tous les jours, à Rome même, une presse éhontée traîne le Pape dans la boue
de la manière la plus écœurante, tous les jours des théâtres immoraux excitent
à Rome même, les passions de la populace contre le Pape ; même les « onorevoli
» du Parlement déversent les insultes sur le Pape ; on apprend aux petits
enfants dans les écoles officielles que le Pape est le représentant de Satan,
le vampire de l'Italie, l'ennemi de l'humanité ; dans les rues de Rome, sur les
places publiques, aux vitrines, les traits vénérables du Saint-Père sont
ridiculisés par des caricatures immondes. Et le Pape pourrait sortir du Vatican
! Traverser ces ignominies, faire ainsi fi de sa dignité, de son honneur ?
On ose, en face
du monde catholique, alléguer les lois de garanties, comme preuve de la liberté
du Pape. Messieurs, parlons franchement, un Français â bien stigmatisé cette
loi : si la prise de Rome a été une félonie insigne, la loi de garantie est une
perfidie infâme. Elle est une insulte à la Providence divine qu'on voudrait
mettre de côté, une insulte à la Papauté qu'on met dans les fers, une insulte
jetée à la face du monde catholique, vis-à-vis duquel on veut poser en
défenseur de la Papauté, tandis qu'en réalité on en est le geôlier.
Oui, sachez-le,
Bonghi et Sella, Mancini et Nicotera, francs-maçons de la droite et
francs-maçons de la gauche, nous ne voulons pas de votre loi de garanties
(Bravos), parce que, d'après vos propres aveux, Vous ne voulez ni ne pouvez
l’observer ; nous n'en voulons pas, parce que nous ne voulons pas que lo loup
soit le gardien de la brebis ; nous n'en voulons pas, parce que c'est une loi à
la juive, où vous saluez le Pape : « Ave Rabbi, rex Iudeorum », après l'avoir
crucifié.
Quand même vous
seriez sérieux et que vous ne parleriez pas la langue d'un Talleyrand, mais
celle d'un de Maistre, nous dirions pourtant toujours : nous ne voulons pas de
votre loi de garanties, car le vol constitue toujours un crime, et voler les
biens de l'Eglise est toujours un sacrilège. (Bravos.) Nous n'en voulons pas,
car jamais le Pape ne peut être le sujet d'un de ses fils ; nous n'en voulons
pas, car nous ne voulons pas accepter de vous comme une grâce, ce que nous
réclamons comme notre droit. Nous réclamons les droits de l'Église, ces droits
publics, sanctionnés par les siècles et les nations. Nous ne voulons pas de la
loi des garanties, parce qu'elle ne peut protéger nos Papes, ni dans leur vie,
ni après leur mort.
J'ai dit : ni
après leur mort. Peuples de l'Europe, nations du monde civilisé, catholiques ou
dissidents, si vous n'êtes pas les ennemis de l'ordre social, écoutez ce qu'on
a fait à notre père ! Princes et puissants de la terre, rois et empereurs, vous
ne voulez pas qu'on touche au principe de l'autorité, ni que votre poitrine
soit livrée au poignard d'un fanatique, venez et voyez comment on respecte une
couronne royale, portée avec dignité ; et vous tous qui avez conservé une ombre
de sentiments humains, voyez comment l'irréligion foule aux pieds jusqu'à la
dignité humaine !
Les restes
mortels d'un Roi, d'un Pape, reposaient dans un simple sarcophage, dans la
basilique de Saint-Pierre ; ils devaient, suivant le désir du défunt, être
inhumés à côté du tombeau d'un martyr. Le jour ne doit pas éclairer son
cercueil, c'est au plus profond de la nuit que le cortège funèbre doit
traverser ces rues, où chaque pierre rappelle les bienfaits dont le grand Pape
avait comblé la ville. On ne lui pardonne pas même après sa mort, qu'il ait
vécu uniquement pour la prospérité de son peuple, on ne lui pardonne pas que sa
dernière parole ait été une parole de pardon pour ses ennemis.
Peu avant, on
avait porté au Panthéon la dépouille mortelle de celui qui avait été le fils de
Pie IX et qui était devenu son geôlier. Le moindre signe de repentir avait
suffi pour que la grande âme de Pie IX lui accordât les honneurs de l'Église,
et cependant celui-là avait persécuté l'Église jusqu'au dernier moment de sa
vie. — Des Romains, interprètes dos larmes, des prières et des vœux du monde
catholique, veulent rendre les derniers honneurs à la dépouille mortelle de Pie
IX, accompagner jusqu'à la tombe le Père commun de la grande famille
catholique.
Mais non, même
entouré de la majesté de la mort, le grand Pape ne peut traverser la ville de
Rome ! Des vociférations diaboliques étouffent les prières, une bande sauvage
arrache aux pieux pèlerins les flambeaux qui éclairent le cortège funèbre, les
cris barbares : « al fiume la carogna » (à l'eau, la charogne) retentit depuis
le pont des Anges jusqu'au tombeau du prince des apôtres, jusque dans les
appartements du Vatican.
Voilà comment on
respecte un Pape, un roi, un mort. Ces horreurs n'ont pas été commises par
miles barbares, parmi les cannibales, non, ces scènes sauvages se sont passées
en face de l'Europe, dans un pays civilisé, dans la capitale de l'Etat modèle
de la politique moderne. Ces sauvageries ont mis le comble à la longue série de
crimes sur lesquels on a élevé cette maison de cartes qu'on appelle le royaume
d'Italie.
Princes et
peuples, si votre cœur est encore le foyer de sentiments humains, si les droits
de l'humanité vous sont sacrés, vous lèverez sans doute la voix avec nous pour
exprimer votre indignation ; avec Léon XIII vous appellerez ces attentats «
ignobles, » « criminels, » « infâmes ;» vous direz, comme nous, que tous les
gouvernements ont le devoir de protéger le Pape, si le monde ne doit pas
retomber dans une barbarie, dont l'histoire n'a pas vu d'égale.
0 Pie immortel !
qu'a pensé votre grande âme en ces moments ? Qu'auriez-vous dit, si, vous
levant de votre cercueil, vous vous étiez dressé en face de vos ennemis ? Votre
parole était toujours celle de votre divin Maître ; vous auriez dit avec lui :
« Voilà les blessures que j'ai reçues dans la maison-de ceux qui devaient
m'aimer le plus ; » vous aussi, vous pouviez montrer vos bienfaits et dire : «
Je vous ai comblé de tant de biens, pour quel bienfait voulez-vous me lapider ?
» Fidèle jusqu'à la mort à l'exemple de votre Maître, vous auriez dit avec lui
— et nous, prêts â venger le crime, mais à pardonner aux hommes, nous dirons
avec vous : — Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.
Après avoir ainsi
démontré magistralement et péremptoirement que le Pape est vraiment prisonnier,
qu'il ne peut absolument pas sortir du Vatican, puisque même la dépouille d'un
Pape ne peut sortir de Saint-Pierre sans affronter des outrages sans nom et
sans exemple, l'orateur développe les devoirs des catholiques envers le
Saint-Siège : avant tout un attachement plein, entier et inébranlable, une
obéissance prompte et spontanée, un dévouement généreux pour soutenir l'œuvre
du Denier de Saint-Pierre; L'orateur fait l'éloge, bien mérité, de la
catholique Belgique, qui a toujours occupé la place d'honneur dans cette œuvre
de piété filiale.
Je rappelle, —
dit-il, entre autres choses, — le glorieux exemple du dévouement héroïque que
la Belgique catholique a toujours montré envers le Saint-Siège et qu'elle
continue encore aujourd'hui envers le successeur de saint Pierre. Oui, je cite
la Belgique honoris causa, parce qu'elle met son honneur à remplir avec une
munificence sans pareille ses devoirs envers le Père de la Chrétienté ; honoris
causa à cause de cette noble générosité dont elle a fait preuve en offrant aux
prêtres allemands exilés une hospitalité si douce, si franche et si cordiale ;
honoris causa enfin, parce qu'elle sait honorer et apprécier à leur juste
valeur les vrais hommes d'honneur, parce que son Université catholique de
Louvain, connue depuis longtemps comme le rempart de' la foi, a nommé docteurs
honoraires les « doctores gentis germanicae », les chefs illustres de notre
centre que certes le « doctor gentium » lui-même ne désavouerait pas. (Annales
Catholiques, 26/11/1881)