En 1743, un jeune homme pâle et les vêtements en désordre,
vint se présenter aux portes de l'abbaye de Clairvaux. Ce ne fut pas un moindre
étonnement pour les religieux qui le reçurent, quand il leur apprit qu’il venait
se faire moine. Le sourire qui parut sur leurs lèvres resserra bien cruellement
le cœur du jeune homme. Il n'avait pas songé que, pour être admis dans l'ordre,
il fallait un nom et des richesses; que lui n’avait jamais eu de richesses et n’avait
pas encore de nom : on le lui apprit.
Cependant, comme il était languissant et accablé de fatigue,
on le conduisit à la salle d’asile ; là, il s’assit tout rêveur dans l'embrasure
d'une fenêtre en face de la grande flèche de Saint-Bernard qu'il contempla tristement
; puis ses yeux, en se portant autour de
lui, rencontrèrent ceux d’un vieillard qui le considérait avec un
vif intérêt : c'était le prieur du monastère. Le premier mouvement
du jeune homme fut de se jeter à ses pieds, en s'écriant : « Vous du moins, ne
me repoussez pas, mon père !»
Il y avait dans son élan quelque chose de si entraînant, sa
voix était si persuasive, ses grands
yeux humides de larmes exprimaient tant de souffrance, que le bon moine, tout ému, le releva pour le serrer dans
ses bras. Puis regardant avec attendrissement sa belle figure où se révélait une
âme pure et candide : – « Que me demandez-vous, mon enfant ?» dit-il avec bonté.
« Je suis musicien »
Le jeune homme lui déclara d’une voix tremblante ce qui l'amenait
à l'abbaye.
Le vieillard exprima la plus grande surprise. – « Oh ! Ne
me regardez pas ainsi, se hâta d'ajouter le suppliant ; je mourrai, mon père, si
vous me chassez d’ici. Je suis pauvre, mais honnête ! Je suis musicien, laissez-moi
toucher les orgues du monastère... mais par
Dieu ne me refusez pas !»
Les regards de l’artiste avaient pris une expression si élevée,
sa main s'était portée avec tant de noblesse sur son cœur qui battait avec violence,
que le prieur fut subjugué par un ascendant
indicible. Il rêva quelques instants. « Je reviendrai ce soir, » dit-il à voix basse,
et il s'éloigna.
L'orgue de l'abbaye de Clairvaux se trouve aujourd'hui à la Cathédrale de Troyes |
Le lendemain était un dimanche. Les moines étaient rangés
en longue file dans l'église. Le prêtre allait monter à l'autel. Une surprise s'empara
de tous les religieux, quand une ouverture, telle qu'on n'en avait point entendu
jusqu'alors, s'élança de l'orgue en brillants accords, puis retomba mollement sur
un mode doux et plaintif de la plus pure expression.
Tous les yeux s'étaient portés vers la voûte pour
découvrir le génie nouveau qui venait
d'animer de tant de vie l’instrument dont les concerts passaient auparavant inaperçus.
Cette magnifique exécution n'était pas l'ouvrage du vieux
maître de chapelle : lui se tenait debout, triste et pensif, à l'angle de l'orgue
; tandis qu'un jeune homme, brillant d’enthousiasme et de génie, quittait le clavier
et venait s'agenouiller contre la rampe de la galerie, en face du chœur. Ce jeune
homme, c'était le suppliant de la veille.
Dès lors, ce fut le moine André.
Quels motifs avaient déterminé le musicien à s'enfermer dans
un cloître ? On ne le sut jamais. « Comme
il était arrivé, dit le sous-prieur, Gérard de Margerie, il s'en fut dedans la grâce de notre sire. Durant dix
années céans, il ne s'ouvrit à aucun, touchant
les peines de son esprit.»
Pendant ces dix années, il se tint constamment seul, livré
à d'ardentes méditations.
Tous les soirs, au moment où le soleil s'enfonçait derrière
la forêt de Clairvaux, une ombre se glissait
le long des cloîtres et disparaissait sous les portes de l'église : c'était le moine
André qui se rendait aux orgues, son asile de prédilection et de délices. Il parcourait lentement les galeries,
la tête penchée sur sa poitrine, les joues
pâles et creuses. Sa santé succombait aux transports d'une imagination brûlante.
Mais quand le soleil sur son déclin frappait les vitraux coloriés et les tuyaux
brillants de l'orgue, et remplissait la voûte de lumière, au milieu de ce jour fantastique,
la tête d'André apparaissait resplendissante comme d'une auréole de gloire. En ce
moment, son âme ardente était dans toute la force de l'inspiration, ses yeux
lançaient des éclairs de génie, et sous sa main s'éveillait comme un souffle léger
et mélancolique qui traversait le silence des voûtes. Où il était beau à voir, c'était
surtout à l'heure de minuit, quand les cloches prenaient joyeusement leur volée par les airs, quand l'église se remplissait
de lumières, et que dans 'enfoncement s'avançaient les longs rangs des moines en
blancs surplis.
L’orgue s’éveillait
Penché en avant sur les touches, le cœur palpitant d'impatience,
le regard tout en feu, André attendait le signal, et faisait jaillir tout ce qui
bouillonnait d'harmonie dans son âme. L'orgue s'éveillait grand et terrible, semblable
aux trompettes du jugement qui seraient venues rompre le calme du vaste édifice.
Puis c'étaient des accents douloureux
qui venaient à tous les cœurs, des soupirs qui répondaient à d'autres soupirs, ou bien une voix pure, ailée,
qui semblait arriver du ciel pour attirer des âmes qui n'appartenaient déjà plus
au monde.
Cette vie mystérieuse s'usa promptement sous les atteintes du génie.
André fut six mois languissant sur un lit
de douleur : on n'attendait plus que sa fin, la nuit de Noël arriva.
La musique qui s’achèvera au Ciel
Depuis six mois l'orgue était muet quand les moines entrèrent
dans l’église, les derniers rayons de la lune se reflétaient sur ses longs tuyaux.
Chacun y porta les yeux, puis les rabaissa
tristement. Les matines s'étaient chantées sans la belle musique qui chaque
année répandait une céleste joie sur la solennité, qui maintenant, sans elle, ressemblait à une cérémonie
funéraire. Le prêtre s'avança vers l’autel, tous les yeux se levèrent vers les
orgues, ô surprise ! On y aperçoit une lumière, et aussitôt les cent voix du géant
font retentir la nef.
Jamais tant de richesse et d'harmonie n'avaient été
déployées. C'était un concert à la fois plus
imposant que les voix des tempêtes, plus doux que les chœurs aériens des vierges : c'était comme un des chants
éternels que les séraphins venaient apporter à la terre. Le sacrifice divin avait
été suspendu, tout le monastère était muet d'admiration. Tout- à-coup la magique
symphonie s'arrête, une note plaintive retentit encore ..., et puis on n’entendit
plus rien. Un moine courut aux orgues. La place du clavier était vide ; mais sur
le parquet gisait un homme mort : c’était André qui était venu commencer le dernier
cantique ineffable qu'il devait achever au ciel. » (Le Propagateur de l'Aube 1836)
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